Un message de Suzanne L***
Je suis à la bibliothèque du quartier, un havre de paix quand je ressens le besoin de sortir de la maison. Pendant que j'écris quelques mots sur ma tablette, voilà que je reçois un message de Suzanne L***, une amie que j'ai fréquentée pendant mes études d'histoire à l'université. Dans un message succinct, plutôt abrupt même, elle me demande de la retirer de la liste d'envoi de mon blogue. Et elle termine par un "bonne année" que je juge déplacé, à la limite de l'offense, comme si je l'avais vu l'avant-veille. J'avoue que ça m'a déçu, car nous avions une bonne relation pendant ces quelques années de jeunesse. Après, la vie a repris son cours : mariage, enfants (dont un très malade), divorce, etc.
J'ai croisée Suzanne à la Grande bibliothèque il y a une dizaine d'années. Nous avions alors pris le temps de nous assoir sur un banc pour discuter un peu. Une vingtaine de minutes au moins, voire davantage. J'en garde un bon souvenir. Sinon, je me souviens qu'à mon retour des Comores au printemps 1990, je l'avais rencontrée au terminus d'autobus de Québec. Nous avions fait le chemin de retour à Montréal en bus, assis côte à côte. Ces quelques heures sur une autoroute constitue un beau moment dont je garde un très beau souvenir.
Malheureusement, le message de ce matin a entaché le souvenir de ce moment comme du reste. Je n'envoie que deux messages par mois à une centaine de contacts pour leur communiquer des liens vers mes billets de blogue. Ce n'est pas la mer à boire, et cela n'a rien d'intrusif. Visiblement, elle n'a pas envie de lire ce que je deviens à travers mes textes. Du coup, je doute de la pertinence de mes écrits, de l'écriture comme acte quotidien. Mais je doute encore davantage de l'amitié, cette relation humaine que j'avais érigée en valeur absolue jusqu'à tout récemment, jusqu'à la mort de Jean-Luc, en fait.
Je ne sais pas pourquoi Suzanne m'a envoyé un message aussi expéditif, sans même prendre le temps de me saluer, de prendre de mes nouvelles. Car ce n'est pas le retrait de la liste d'envoi qui me déçoit. Non, c'est la manière dont elle a formulé sa demande qui m'a fait de la peine. Tout est dans la manière, n'est-ce pas ? Elle m'a écrit comme si je l'avais vue la veille. Son message, laconique et impersonnel, je ne le digère pas. Sans compter ce "bonne année" absurde avec lequel elle l'a terminé. En souvenir de ce temps uqamien, de ces années où nous habitions dans le même quartier, pendant lesquelles j'ai même failli tomber amoureux d'elle (je l'étais un peu, je dois dire, mais sans jamais le manifester), elle aurait dû m'écrire un message plus senti, plus amical, plus intime.
Suzanne L*** doit avoir soixante-dix ans aujourd'hui. Peut-être est-elle au bout du rouleau. Lors de notre dernière rencontre, elle m'était apparue comme une vieille femme abîmée par la vie. Malgré un doctorat en histoire, elle occupait un emploi de niveau commis dans un organisme d'État. Après avoir vécu une passion dévorante avec un parent d'élève de l'école de son fils, elle a sombré en dépression. Et puis, son fils étant atteint d'une terrible maladie (un truc assez rare dont j'ai oublié le nom), elle s'est consacrée corps et âme aux soins qu'elle lui prodiguait. Peut-être est-elle en train de mourir, liquidant ses messages avant de sauter dans le Grand Néant ? Qu'est-ce que j'en sais, moi ? Peu importe, je suis triste, mais je serais bien peu sage de lui en vouloir, même si j'aurais espéré un message plus en harmonie avec notre amitié du passé.
La mort est proche pour plusieurs d'entre nous. Et les valeurs s'amenuisent, notamment l'amitié. Et c'est bien dommage.